Le 51e État
Cela s’appelle l’ironie du sort. En 2015, fraîchement élu comme premier ministre fédéral, Justin Trudeau qualifiait le Canada de « premier État postnational ». Plus de neuf ans plus tard, alors que son règne politique tire vraisemblablement à sa fin, ce même M. Trudeau se voit réduit à plaider pour que le Canada ne devienne pas le 51e État américain.
Selon Fox News, M. Trudeau aurait dit à Donald Trump que l’instauration par ce dernier de tarifs douaniers de 25 % sur tous les biens traversant la frontière américaine « tuerait » l’économie canadienne. Ce à quoi ce dernier aurait répondu, toujours selon Fox, que si le Canada ne pouvait pas survivre sans « arnaquer » les États-Unis, il n’avait qu’à devenir un État américain — le 51e en l’occurrence.
Boutade ou pas, le commentaire de celui qui sera assermenté comme le 47e président des États-Unis en janvier aurait provoqué des rires nerveux parmi les membres de la délégation canadienne qui accompagnait M. Trudeau la semaine dernière lors de son souper avec M. Trump, à Mar-a-Lago, en Floride.
Quiconque connaît l’histoire canadienne comprend pourquoi. Durant le premier siècle après la Confédération, l’existence même du Canada a dépendu de l’érection d’un mur tarifaire entre ce pays et les États-Unis. La politique nationale de John A. Macdonald, mise en place après les élections de 1878, visait alors à favoriser l’industrialisation du Canada en imposant des tarifs douaniers prohibitifs sur les produits manufacturés américains.
L’un des successeurs de Macdonald, Wilfrid Laurier, commit l’erreur fatale de proposer une entente de libre-échange avec les États-Unis ; les Canadiens le mirent dehors lors des élections de 1911. À part l’adoption, en 1965, du Pacte de l’automobile, qui aura permis une forme de libre-échange limité à ce secteur, plus de sept décennies se sont écoulées avant qu’un autre premier ministre — Brian Mulroney, en l’occurrence — ose proposer un accord global de libre-échange entre les deux pays.
Les élections fédérales de 1988 sont devenues un référendum sur l’entente qu’avait négociée M. Mulroney avec le président américain, Ronald Reagan, pour éliminer les tarifs douaniers entre les deux pays. Les libéraux de John Turner ont dénoncé l’accord, y voyant une menace à la souveraineté canadienne qui allait mettre en péril notre système de santé universel et nos industries culturelles.
Une publicité libérale, très mémorable, celle-là, avait montré un négociateur américain en train d’effacer la frontière canado-américaine sur une carte de l’Amérique du Nord. Mais M. Mulroney, grâce notamment à l’appui des péquistes et des libéraux québécois, avait fini par gagner son pari. En 1994, l’accord canado-américain s’élargissait pour intégrer le Mexique à ce qui est devenu l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).
Or, voilà que le libre-échange avec les États-Unis est désormais devenu si essentiel au bon roulement de l’économie canadienne que les politiciens du pays s’apprêteraient à se plier en quatre pour empêcher M. Trump de mettre sa menace à exécution. Le pèlerinage de M. Trudeau à Mar-a-Lago n’est que le début d’une série de gestes visant à nous attirer les bonnes grâces du président désigné.
Davantage de drones et de policiers pour surveiller la frontière afin de combattre le trafic de fentanyl et la traversée des migrants vers les États-Unis ? Pas de problème. Une accélération des dépenses canadiennes en matière de défense afin d’atteindre la cible des 2 % du produit intérieur brut plus rapidement que prévu pour l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ? On s’en occupe. Se joindre à une guerre commerciale américaine contre la Chine afin d’endiguer la montée en puissance de Pékin ? On y est.
Hélas ! Les Canadiens doutent de la capacité du fédéral à réussir ses négociations avec M. Trump. Selon un sondage Léger mené entre le 29 novembre et le 1er décembre, à peine 6 % des 1532 personnes interrogées par la firme de sondage ont dit être « très confiantes » envers Ottawa dans ces négociations, alors que 58 % ont dit être « pas très confiantes » ou « pas du tout confiantes » à l’égard du gouvernement fédéral.
Sans surprise, le sentiment de méfiance est beaucoup plus répandu chez les électeurs conservateurs (78 %) et bloquistes (60 %) que chez les libéraux (26 %). Léger n’a pas demandé aux personnes interrogées si elles auraient plus confiance en Pierre Poilievre pour négocier avec M. Trump. Mais le chef conservateur n’a pas brillé dans ses interventions sur la menace que pose M. Trump cette semaine. Et s’il existe un dossier qui peut aider M. Trudeau à redorer son blason, il s’agit bel et bien de celui des relations canado-américaines.
Si jamais, après le 20 janvier prochain, date de l’assermentation de M. Trump, le Canada devait échapper aux tarifs douaniers que le nouveau président imposerait à la plupart des autres partenaires commerciaux américains, M. Trudeau pourrait accrocher ses patins politiques avec la satisfaction du devoir accompli.
Après tout, M. Trump n’a aucun intérêt à ce que le Canada devienne le 51e État américain, une espèce de Californie du Nord avec plus de 41 millions d’habitants parmi les plus progressistes du pays. Le Canada deviendrait ainsi le plus grand État américain en vertu de sa population et de sa superficie, et avec le poids politique qui en découlerait.
De quoi refroidir les ardeurs de M. Trump envers des mesures protectionnistes qui amèneraient le Canada à demander son annexion ? C’est peut-être notre seul espoir.
Basé à Montréal, Konrad Yakabuski est chroniqueur au Globe and Mail.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.